LES LIGNES HORIZONTALES

Banc public, banc public

Le collier rouge

Jean-Christophe Rufin

Gallimard, 160 pages

Paris. Place des Vosges, je suis sur un banc de parc (ils disent bancs publics, mais chaque fois que je le dis j’ai le goût de le chanter trois fois comme dans la toune de Georges Brassens).

Je suis un « assoyeur » exemplaire sur le plan du banc public, m’assoie toujours à l’une des extrémités pour laisser un maximum d’espace à un propice « coassoyeur ». J’amorce Le collier rouge, court roman ou longue nouvelle se déroulant à l’été 1919.

Le dernier prisonnier de guerre, Jacques Morlac, est détenu par la justice française dans une petite ville du Berry. Il est interrogé par le juge Hughes Lantier du Grez. Le chien de Morlac, Guillaume, est toléré à la porte de la prison et aboie constamment.

De mon côté, une famille complète vient s’asseoir sur le banc. Quatre adultes d’un voyage organisé s’installent à mes côtés. Nous sommes cinq complètement coincés sur un banc de parc. C’est ridicule. Je regarde mon voisin très immédiat et lui mime un « vraiment ? » avec ma face.

Je change de lieu, n’ai lu qu’environ 20 pages. Un orage éclate et j’entre dans la première brasserie que je vois.

La pluie de congé est la meilleure pluie. En ce sens que la pluie de semaine n’aura sûrement aucun impact sur le destin. On va travailler, on rentre, rien n’est changé, on est juste mouillé. Mais la pluie de vacances nous force à changer nos plans, à vivre l’imprévu.

Je n’ai jamais possédé de parapluie de ma vie. C’est par crainte du possible vaudeville, en cas de grands vents, du parapluie qui vire à l’envers et moi qui essaie de le remettre en ordre avec une face de mauvaise journée. Mon orgueil n’arrive pas à se laisser piler dessus par ce moment.

Donc, quand la pluie s’abat sur moi, je n’ai d’autre choix que de rentrer dans le premier endroit. Une brasserie angle Le Renard et Verrerie. Je n’y serais sûrement jamais entré si ce n’était de cette pluie de congé.

Le prisonnier Morlac ne dévoile rien. Mais une tranquille complicité s’installe doucement entre le détenu et le juge.

Je ne suis pas un lecteur buveur. Dany Laferrière fait parfois état de ses premières années à Montréal où il habitait une toute petite chambre, mais était le plus heureux des hommes dans sa baignoire à lire un bon livre et boire du mauvais vin.

Je n’arrive jamais à lire avec un verre. Mais je me commande une bière parce que je ne vais juste pas être le gars qui boit du thé dans une brasserie.

Le verre d’Amstel, 25 cl, est le plus invitant. C’est bizarre à dire, je sais, mais je trouve que certains verres donnent le goût de boire plus que d’autres.

Morlac parle peu, est à fleur de peau. Il est accusé de méfait envers la nation et le juge Lantier qui, en cette fin de guerre, tâche d’en finir avec son dernier dossier, veut seulement retirer son uniforme et rentrer chez lui. Pour avancer dans son enquête, il se présente chez la présumée amoureuse de Morlac, Valentine.

Après deux verres d’Amstel, les personnages du livre commencent à manquer de concentration, cherchent leur texte, ont des fous rires, décrochent comme des comédiens un soir de dernière (avez-vous déjà pensé à la dernière de Broue ? Ça m’arrive. Trop souvent).

Valentine dévoilera que Morlac a un fils qu’il a tenté de revoir. Et on apprendra plus tard que le chien a eu une importance capitale dans le dénouement de l’histoire. On aime le chien parce qu’il est fidèle, mais il peut parfois être trop fidèle…

Je suis moi-même fidèle à Amstel et, après trois verres, les personnages du roman ne suivent même plus le texte, commencent à discuter entre eux, à improviser. Morlac est rendu plombier, le juge fait le moonwalk et Valentine chante la toune des bancs publics. Le chien fait aussi le moonwalk, mais avec quatre pattes c’est encore plus difficile, plaide-t-il.

Ensuite, Angie des Rolling Stones prend le plancher. Les personnages du livre sortent des pages pour fermer eux-mêmes la couverture, tellement ils savent à quel point il ne sera plus possible pour eux de suivre leur partition, après trois bières et une chanson des Stones.

Je m’abandonne ensuite à différentes pensées liées à ma lecture :

Je me demande si les chiens des années 20 avaient plus d’enfants que ceux d’aujourd’hui…

Je me demande le nombre de gags que les gars vont se faire à la dernière de Broue (je vous l’avais dit…).

La pluie a cessé et je pars à la recherche d’un nouveau banc public pour finir mon livre. Ils sont tous libres ! Eh voilà : des fesses mouillées ! Le prix à payer pour la rarissime tranquillité parisienne.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.